"Conversation avec" Maria Salerno et Alice Sotgia

Maria Salerno

Maria Salerno est architecte praticienne (RPBW), maîtresse de conférences dans le champ de Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine au sein de l'ENSA Paris-Malaquais, et chercheure au sein du Laboratoire LIAT. Ses centres d'intérêt, en plus de la recherche sur l’habitat, sont ceux de la construction dans la ville ancienne, de la restauration du patrimoine du XXème siècle, de la rénovation et reconversion du patrimoine architectural, et de l'innovation énergétique dans le construit. Pour en savoir plus, cliquez ici !

Alice Sotgia

Alice Sotgia est maîtresse de conférences en Sciences Humaines et Sociales à l'ENSA Paris-Malaquais, chercheure au laboratoire Architecture, Culture, Société (ACS) – UMR AUSser . Ses recherches portent sur l’habiter - effets des processus de patrimonialisation des espaces habités, opérations de transformation urbaine et architecturale - sur la dimension performative des récits produits par les acteurs de la fabrique urbaine. Pour en savoir plus, cliquez ici !

Pouvez-vous présenter rapidement votre manière d’appréhender la pédagogie autour de la question du logement au sein de l’école d’architecture de Paris-Malaquais ?

Nous collaborons depuis très longtemps sur cette question de l’interface, de l’interdisciplinarité entre les sciences humaines et le projet. Il s’agit d’une réflexion sur laquelle nous travaillons en binôme depuis 2016. Ce qui nous importe c’est l’interaction entre plusieurs disciplines, autour du projet, entre le semestre 3 et le semestre 4, donc en Licence 2. Nous travaillons ensemble autour de huit groupes de studio et huit groupes de socio-anthropologie, qui comprennent les mêmes étudiants. Au cours du semestre 3, nous avons des cours d’histoire du logement, et des enquêtes sur des études de cas (des immeubles d’habitat), qui vont être le support du travail de projet qui se fait au semestre 4. Cela va constituer des prérequis pour commencer le semestre 4, pour lequel le centre du sujet est l’habitat, avec toujours une interdisciplinarité entre les Sciences Humaines et Sociales, puis les Sciences et Techniques de l’Architecture.

Comment se formalise cette interdisciplinarité à l’ENSA Paris-Malaquais ?

C’est une interaction entre les disciplines qui a commencé depuis la fondation de Paris-Malaquais. Les premières lignes de cette interaction ont été faites avec Monique Eleb, à la fondation de l’école. Cela s’est poursuivi, avec des évolutions, et nous sommes, en un sens, dans une pérenne mobilité vis-à-vis de sollicitations et de thématiques extérieures, ainsi que par l’intégration de nos collègues dans l’équipe au fur et à mesure.

Moi (Maria Salerno) je suis coordinatrice du semestre S4, donc j’ai promu certains changements, mais n’importe quel enseignant de chaque discipline a la possibilité de mettre en œuvre cette interdisciplinarité. Grâce aux bilans que nous faisons couramment, nous arrivons à préciser ce diagramme, ce synopsis. La coordination du semestre 3 a été faite par Caroline de Saint-Pierre, et a été suivie une partie de cette année par Stéphanie Dadour. Encore une fois dans une continuité, et avec une forme d’innovation à chaque fois.

Quels sont les enjeux de cette interdisciplinarité ?

Nous voyons deux enjeux à cette interdisciplinarité dans la pédagogie. D’une part, nous croyons qu’il y a une forte importance de la cohérence des différentes disciplines autour du projet. Les étudiants reçoivent cela avec beaucoup d’enthousiasme quand ils comprennent que les objectifs de chaque discipline ont un but commun : celui d’arriver à construire un projet. D’autre part, l’un des buts que nous avons eus cette année, c’est aussi de faire comprendre aux étudiants que le processus de conception architecturale n’est pas du tout un travail isolé. Nous avons besoin, en tant qu’architecte, dans une agence, d’avoir l’apport d’autres disciplines, suivant le type de projet que l’on doit réaliser. Ce type d’approche de travail doit commencer à l’école.

Comment s’organise le semestre ?

Le semestre 3 commence avec une étude de cas portée par les enseignants des SHS, et avec la collaboration des architectes. Nous proposons aux étudiants, par binôme, une ou deux opérations à analyser. Parmi les critères que je (Alice Sotgia) ai établis pour sélectionner ces opérations, il y a le fait d’avoir autant de la maitrise d’ouvrage publique que privée, des programmes mixtes, des projets qui portent une grande attention aux espaces intermédiaires – en tout cas qui les traitent – et des opérations assez récentes. Choisir des opérations assez récentes permet de pouvoir rencontrer la maitrise d’ouvrage, les architectes et pouvoir aussi les inviter en tant que membres des jurys. Une fois la ou les opérations proposées, on demande aux étudiants de considérer des échelles différentes, du logement à l’immeuble puis au quartier, et d’utiliser des approches différentes, de l’analyse architecturale, urbanistique et historique à l’enquête de terrain (entretiens, relevés habités), et d’analyser différents thèmes : les choix résidentiels des habitants, les consommations des ménages, les jeux d’acteurs, les processus de construction des logements, les stratégies publiques et privées en matière de logement.

Ce travail commence par la visite du bâtiment, que l’on fait ensemble, architectes et enseignants en SHS. Nous invitons les étudiants à utiliser différents outils pour faire ce premier travail de description et observation des études de cas. Des croquis, des textes, des photographies, des dessins normés. On leur demande de travailler sur quelques séquences urbaines et architecturales, de la rue au logement : l’approche du bâtiment, les entrées, le système de circulations, le prolongement du logement dans les balcons, terrasses et jardins. Une attention est portée aussi aux jeux d’acteurs : Qui fait quoi ? Quelles sont les relations réciproques ? Quels sont les enjeux ? Nous questionnons également le rôle de l’architecte. Cela nous permet de montrer aux étudiants comment un budget, un contexte ou la maitrise d’ouvrage impactent la manière de concevoir un projet. En définitive, il s’agit de construire une mise en contexte de cette histoire professionnelle.

Ce premier temps permet aux étudiants de trouver un habitant qui est disposé à faire un entretien, et à les accueillir dans son logement pour qu’ils en fassent un relevé habité. Ce qui nous intéresse, dans cet exercice, entre l’entretien et le relevé, c’est de considérer le logement non pas comme une image visuelle, mais plutôt comme une narration. Donc reconstruire le fil : comment ce logement s’est constitué avec une histoire de famille, des jeux d’acteurs, des processus de transformations dans le temps. On les invite vraiment à dessiner ces logements de différentes manières, à travailler avec des extraits d’entretiens, pour tenir ensemble ces récits.

Que permettent de questionner ces différents exercices ?

Une première chose qui nous semble intéressante c’est la relation entre les espaces domestiques, publics et intermédiaires. Les étudiants de deuxième année doivent comprendre que le logement est aussi composé par une vue, des espaces intermédiaires, d’une certaine ambiance de l’immeuble ou du quartier. Une relation se crée entre le choix de l’immeuble et celui du quartier, par exemple. Une autre question qui émerge tout au long du semestre c’est celle des contraintes : comment des éléments considérés de qualité par les concepteurs – comme des grandes baies vitrées – peuvent engendrer des difficultés d’aménagement pour les habitants. Cette relation entre qualité et contrainte est aussi au cœur de la réflexion des étudiants. Cela comprend également des enjeux techniques et écologiques, de durabilité et de durée des matériaux employés, qui ont des effets sur la manière de vivre les espaces. Enfin, se pose la question du rôle actif des habitants, c’est-à-dire comment les habitants s’approprient et transforment les espaces domestiques, mais aussi comment ils gèrent les espaces collectifs. Les analyses produites par les étudiants sont particulièrement intéressantes lors elles comparent l’aménagement conçu par les architectes avec l’expérience du vécu des habitants.

Comment se fait le passage de ce processus d’enquête au projet ?

Tout d’abord, au cours de ce semestre 3, l’architecte intervient dans le cours de sociologie pour visiter l’opération choisie. Il vient également dans un rendu intermédiaire pour avoir un nouvel échange avec les étudiants et les orienter sur les possibles relations avec le projet. Ces moments de croisements interdisciplinaires sont des moments précis, et non continus, qui rythment les différentes étapes de l’enquête. Il faut dire que parmi les binômes d’enseignants nous avons une grande liberté de pouvoir apporter des touches personnelles dans les différentes étapes d’avancement.

Au deuxième semestre, on essaie d’identifier des moments collectifs qui rassemblent toute la promotion, et des moments dans lesquels les studios travaillent seuls ou en binôme avec les sociologues (dans ce dernier cas il s’agit de groupe de quinze étudiants). Les différents moments où l’on se retrouve ensemble sont des moments dits de « temps forts », dans lesquels nous organisons des rencontres en salle, sous format de cours magistraux, ou des visites à l’extérieur. Tout le semestre est ainsi accompagné par des cours magistraux, partagés entre les sociologues et les architectes, et puis par des travaux dirigés.

Le projet commence selon deux niveaux différents, menés parallèlement. Pendant que les étudiants commence en projet un petit exercice hors contexte, en sociologie ils mènent une enquête de terrain sur le site réel choisi pour la seconde partie du semestre. Les enquêtes de terrain reviennent à produire des cartographies différentes sur le quartier et le site : l’histoire, les données socio-urbanistiques, les contraintes du PLU, mais aussi les ambiances et des données sensibles. Le rendu de cette analyse est fait avec les sociologues et les architectes, pour permettre de rattacher par la suite ce travail au projet.

En studio de projet, l’exercice hors-contexte s’appuie sur l’étude de cas de sociologie du premier semestre. Les étudiants doivent construire un scénario. Le scénario c’est la famille qui va habiter l’appartement. Ce qui va permettre à l’étudiant de se détacher petit à petit de la réflexion de « mon logement idéal comme je le veux », et de travailler pour une famille X, qu’il ne connait pas. Il est aidé dans ce raisonnement par le travail d’étude de cas du semestre 3, dans lequel il a peut-être rencontré une famille qui a fait des remarques qui l’ont intéressé sur la manière d’habiter le logement. A partir de là, ils peuvent se permettre de leur construire un logement « idéal ». Ils peuvent aussi imaginer ce qui se passe en dehors du logement, s’il y a une cour à l’arrière, si devant c’est une rue, si c’est piéton ou non, etc.

Les deux dernières années, avec le confinement, l’accent a été mis particulièrement sur la dimension et la flexibilité des chambres et la manière de vivre les espaces extérieurs : loggias, balcons, terrasses.  

Pour la seconde séquence de ce travail, on se remet en site réel, c’est-à-dire le terrain qui a été étudié avec les sociologues. Ici, on essaye – dans une première phase durant laquelle les étudiants sont en petits groupes (minimum de 3 étudiants pour qu’il y est un peu de discussion entre eux) – de les inviter à se positionner sur une parcelle comme urbaniste de la ville, promoteur, etc. Dès lors, ils commencent à répartir la parcelle, à raisonner sur le rapport avec le PLU – qu’ils ont étudié dans les premières semaines – et à donner leurs propres règles. Ils peuvent suivre le PLU ou le changer s’ils le justifient. La question posée est celle des espaces communs, des parcours, etc.

Une seconde question qui se pose entre eux, toujours d’après les questions soulevées en sociologie, c’est la mixité sociale : des étudiants, des familles, des personnes âgées, etc. Qu’est-ce que cela signifie en termes d’espaces communs ? Là encore, c’est un dialogue commun que l’on fait pour arriver à parler d’ambiances sensibles. Dans leur propre îlot, quelle est l’ambiance sonore, lumineuse des espaces qu’ils veulent avoir ? Ce travail se termine par l’exercice d’un petit immeuble, qui est un exercice individuel. A ce moment-là nous avons introduit une interface aussi avec l’enseignement de construction, et des techniques des ambiances. Le TD de techniques des ambiances se fait sur le projet en cours du studio. Les étudiants choisissent l’enveloppe de leur immeuble, en prenant en compte les questions écologiques et énergétiques.

En quoi consistent les temps forts ?

Les temps fort sont par exemple une table-ronde avec le maître d’ouvrage Paris Habitat ; l’exposition des travaux dirigés faits à l’intérieur des projets ; la visite de chantier qu’on a introduit pour toute la promotion, qui permet de rattacher les étudiants à cette réalité de la construction.

Quels sont les retours de ces enseignements ?

A la fin de l’année, on demande aux étudiants comment ils ont vécu ces croisements disciplinaires. Est-ce qu’ils les ont utilisés dans le projet, et si oui de quelles manières ?

Au deuxième semestre il y a un vrai questionnement des étudiants sur les rôles que peuvent jouer autant les habitants que les architectes, et les différents acteurs du logement. Cependant, pour les étudiants, ce passage de l’enquête au projet n’est pas si facile. On s’est rendu compte que ça ne suffit pas de mettre la sociologie au premier semestre, et ensuite le projet. Il y a un moment de co-présence qui est nécessaire, et il faut accompagner les étudiants à faire ce passage. Pour nous, c’est un élément central, et ce passage n’est pas automatique. Même lorsque pour nous c’est très visible, en discutant avec eux, on se rend compte qu’il y a un véritable accompagnement à faire. On pense qu’on doit vraiment avoir un moment dédié, interdisciplinaire, de coprésence.

Si on revient sur quelques extraits de témoignages étudiants, la première chose que l’on voulait souligner c’est que pour l’étudiant c’est intéressant de découvrir un triple-regard, le sien, celui de l’habitant et celui du concepteur. Un deuxième aspect, c’est qu’il y a la prise en compte des besoins et des critères en matière de logement, différents d’un habitant à l’autre ; la nécessité d’offrir une grande variété de solutions d’habitat, d’imaginer des agencements différents pour éviter la standardisation du logement. Il n’y a pas une réponse à un besoin, mais cela se construit sur une multiplicité de réponses possibles. Cela révèle aussi l’importance d’étudier l’architecture dans son état habité, et de questionner la justesse des intentions des architectes pour confronter le projet tel qu’il a été conçu à celui tel qu’il est vécu. Enfin, chez les étudiants il y a une prise en compte de la dimension temporelle de la transformation du logement et la reconnaissance du rôle actif des habitants comme des architectes : l’importance de concevoir des espaces assez flexibles pour que les habitants puissent les aménager librement, sans pour autant tomber dans l’idée qu’il n’y a rien à jouer pour l’architecte (parce que l’habitant sait comment il veut habiter). L’architecte garderait un rôle important en tant que traducteur et interprète de ces récits des habitants et des autres acteurs.

Les étudiants partagent également une vision selon laquelle la différence entre l’échelle architecturale et urbaine peut être dépassée. Chaque fois que l’on travaille à l’échelle architecturale, on parle de l’échelle urbaine, et vice-versa. Cela nous semble être l’une des choses les plus importantes à retenir de cette expérience.

Enfin, il ne faut pas oublier que tout cela est aussi une question de moyens. Nous avons dû nous battre pendant plusieurs années pour avoir quelques heures d’enseignement du projet reconnues aux architectes par l’école et dédiées aux cours de sociologie. Une fois que l’école a reconnu la nécessité d’avoir des heures de projet à l’intérieur du cours de sociologie, cela a été un pas en avant qui nous a permis d’asseoir cette expérience dans un système institutionnalisé, reconnu par les étudiants et par les enseignants. En conclusion, la problématique des moyens pour faire de l’interdisciplinarité nous parait essentielle.

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