"Conversation avec" Hakima El Kaddioui

Hakima El Kaddioui

Hakima El Kaddioui est architecte, diplômée de l'ENSA Paris-La Villette en 2014, et doctorante depuis 2016 sous la direction de Valérie Nègre (Paris 1) et Pierre Chabard (ENSA Paris-La Villette), au sein du laboratoire AHTTEP (ENSA Paris-La Villette).

Sa thèse interroge la question de la production et de la réception de l'ornementation dans l'architecture domestique récente. Pour en savoir plus, cliquez-ici !

Pourriez-vous expliquer les enjeux de votre intervention ?

Une différence assez fondamentale entre l’intervention que je vous propose et celles qui ont eu lieu c’est que je suis doctorante à l’école de La Villette et à Paris 1, j’enseigne à La Villette depuis 2018, et cette intervention n’est pas tellement un retour d’expériences sur les éléments de pédagogie auxquels j’ai contribué, c’est plutôt un travail issu de ma thèse, qui porte sur le processus d’ornementation de l’architecture résidentielle récente. C’est une recherche qui s’inscrit dans le cadre des études portant sur le phénomène de "retour de l’ornement" identifié dans l’architecture contemporaine occidentale depuis le début des années 1990. Jusqu’à présent il a surtout été abordé à partir d’un corpus de réalisations exceptionnelles produites dans des conditions privilégiées. Je pense à des musées, des galeries d’art, des magasins de luxe, des grands équipements culturels. Et je voulais m’intéresser à la manière dont ce phénomène affecte l’architecture plus ordinaire, notamment celle du logement collectif privé. Plus précisément aux conditions de coopération entre les groupes professionnels qui participent à l’ornementation des bâtiments.
La thèse n’aborde pas frontalement la question de la formation des architectes, mais c’est une séquence qui m’est régulièrement apparue comme le moment où certains positionnements des architectes se cristallisent, et exercent par la suite des effets assez durables sur leurs rapports avec leurs partenaires professionnels, leurs pratiques ornementales, et leur appréhension de l’esthétique comme domaine d’expression et de perception de la sensibilité.

Quels seraient les enjeux de cette formation des architectes à l’esthétique ?

Je reviendrai d'abord brièvement sur les conditions actuelles de la formation esthétique dans le cursus initial des ENSA, et aussi sur la formation plus large du projet tout au long d’une carrière, d’une trajectoire. J’aborderai ensuite les effets de cette formation sur la maîtrise d’œuvre du logement en évoquant trois types d’enjeux : éthiques, pratiques et esthétiques.
Actuellement, l’esthétique n’est pas abordée en tant que domaine pédagogique à part entière, dans le cursus de Licence ou de Master dispensé dans les ENSA. Il n’y a pas d’enseignement consacré aux théories et aux concepts du « Beau », à l’expression, à l’appréhension et à l’objectivation de la sensibilité, à la transmission des jugements de goût et des valeurs esthétiques. Ce sont des sujets abordés par beaucoup de disciplines connexes, on voit qu’ils sous-tendent la pédagogie, notamment du logement, mais ce sont des sujets abordés seulement de manière connexe.
Dans le cadre de l’enseignement du projet, c’est quand même un domaine qui reste assez tributaire d’une approche fonctionnaliste, héritée de la doctrine moderniste où l’usage prime sur l’aspect. L’esthétique des projets des étudiantes et étudiants est rarement abordé au cours des études, et d’ailleurs dans l’ouvrage La culture architecturale des Français (cf. « Conversation avec Caroline Mazel et Loeiz Caradec ») on peut lire que les jeunes diplômés sont moins nombreux que les candidats à l’entrée en ENSA à utiliser le champ lexical de l’art pour parler d’architecture, qu'ils mobilisent davantage celui de la construction, de la profession, de la société, de la ville. C’est une diversification assez logique, qui reflète la pluridisciplinarité de la formation. Je pense qu’elle reflète aussi le caractère secondaire accordé aux questions esthétiques. Pour autant, les écoles d’architecture participent activement à la formation esthétique des futurs architectes. C’est une acculturation que je qualifierais de diffuse, puisque la sensibilité esthétique qui émerge avec la modernité et qui se perpétue avec l’architecture contemporaine est distillée auprès des étudiants dès les premières années de formation à travers la désignation de bâtiments de référence, la fréquentation des lieux de médiatisation de l’architecture contemporaine, la lecture de publications professionnelles et un peu, évidemment, les jugements de goûts exprimés par le corps enseignant. Cette acculturation en sourdine incite les étudiants à construire des jugements de goût analogues à ceux des professionnels et participe en cela à leur intégration dans la profession. En se conformant à de nouvelles valeurs esthétiques, les étudiants prennent de la distance avec leurs jugements de goût antérieurs mais aussi avec ceux des non-architectes. On apprend à aimer certains bâtiments, à reconnaître une valeur esthétique à leur aspect, à dessiner des bâtiments qui partagent ces caractéristiques, par exemple la visibilisation des techniques, la mise en valeur des matériaux de construction, un certain goût pour l’accidentel et pour l’industrialisation de la construction. Cette sensibilité esthétique n’est pas objectivée, dans la mesure où elle n’est plus adossée à un discours doctrinal ou théorique explicite ou global. Au contraire il me semble qu’elle est plutôt relayée par une rhétorique relevant de la sensibilité et de l’émotion, ce qui lui confère systématiquement un caractère subjectif et situé. Autrement dit, même si c’est une sensibilité collective, elle est d’abord transmise par l’expérience directe de la perception plutôt que par le discours. La formation esthétique dans les ENSA présente donc un caractère à la fois diffus et paradoxal. Le "retour à l’ornement" semble encore loin des ateliers de projet, où l’on ne parle pas beaucoup d’esthétique architecturale, alors qu’il est patent dans la pratique. Les étudiants et futurs architectes intègrent la culture du groupe qu’ils aspirent à rejoindre mais celle-ci n’est pas adossée à un discours conceptuel explicite.

Quels sont les effets de telles postures ?

Les quelques effets identifiés à partir des bâtiments sur lesquels je travaille dans la thèse, ce qui me semblent être des effets de ce type de formation sur la pratique concrète et les modes de production du logement.
L’une des architectes qui a travaillé sur la réhabilitation de la maison du directeur du l’usine Sudac, m’a confié une anecdote assez édifiante en entretien. Elle était très satisfaite de ce projet, et notamment de son esthétique, et l’avait fait visiter à ses parents. Au cours de la visite elle s’est rendu compte, pour la citer, "qu’ils ne comprenaient pas du tout". Elle faisait douloureusement l’expérience du décalage entre le goût savant développé au sein de la profession, et celui de ses parents, plutôt profanes, assez perplexes devant la matérialité contemporaine de métal et de verre. A l’instar de l’art contemporain, qui fait l’objet de réserves analogues dans sa réception l’architecture contemporaine ne peut être appréciée que par les personnes ayant incorporé une culture spécifique, en formant ou réformant leur sensibilité. Elle s’apparente en cela à une culture élitiste. Mais contrairement à l’art, la fréquentation et l’usage de bâtiments contemporains ne relèvent pas toujours d’un choix délibéré, et dans le cas du logement, je pense que cette question pose un enjeu éthique élémentaire : quelle est la légitimité des architectes à construire pour autrui selon leurs propres normes esthétiques ?

Avez-vous un exemple d’opération de logement qui illustre ces réflexions ?

C’est une question qui a été au cœur de la modification d’un projet de l’agence Francis Soler, livré en 2016 dans la ZAC de Cardinet Chalabre à Paris (17e). Il s’agit d’un bâtiment de logements collectifs, 98 appartements en accession à la propriété, en VEFA, fait pour Vinci Immobilier qui supervisait le concours et commercialisait les appartements. L’ornementation de ce bâtiment a drastiquement évolué au cours de sa conception. Au moment du concours, il était enveloppé de sérigraphies, imprimées sur les hauts panneaux vitrés des garde-corps. Mais le promoteur anticipait de telles difficultés pour vendre ces appartements que le dispositif ornemental a finalement été limité aux niveaux inférieurs. Pourtant Francis Soler défend une posture que l’on pourrait qualifier de "prométhéenne" vis-à-vis l’ornementation de ces logements. Pour lui il s’agit d’une forme de don, destiné aux habitants des appartements, dans une approche quasiment didactique qui vise à promouvoir l’architecture contemporaine. C’est la même posture que celle adoptée en 1997 lors de la livraison d’un autre bâtiment de logement aux vitrages sérigraphiés, rue Émile Durkheim, en face de la BNF. Les sérigraphies, à l’époque, ont également suscité des résistances, mais le directeur de la RIVP, qui était le maître d’ouvrage du bâtiment avait soutenu ce dispositif ornemental et permis sa mise en œuvre. Il s’agissait alors de logements sociaux. Le risque de perte économique du maitre d’ouvrage n’existait pas, pas plus que le risque que l’immeuble demeure vide. On se trouve face à un deuxième enjeu éthique : quelle est la valeur d’une posture qui ne s’applique que sous certaines conditions ? La différence entre le processus d’ornementation des deux bâtiments révèle que, dans les faits, la posture prométhéenne et didactique s’applique d’abord au logement social. La mise en œuvre d’un dispositif ornemental expérimental reste tributaire de l’adhésion de la maîtrise d’ouvrage même lorsqu’il est considéré par les architectes comme une partie intégrante du projet. Les promoteurs de logements libres négocient la neutralité esthétique permettant aux acquéreurs de déployer leurs propres goûts, et le logement social peut devenir le support d’expérimentations esthétiques inenvisageables dans le parc privé – ce qui rejoint les réflexions montrant le logement social comme laboratoire expérimental. Cette différence compromet finalement l’intégrité éthique de la posture prométhéenne. Cette situation débouche, il me semble, sur des échanges biaisés entre architectes et promoteurs, où des choix esthétiques sont justifiés par des arguments fonctionnalistes voire dissimulés et révélés tardivement.

Quel est le lien que vous établissez avec la pédagogie ?

Ces deux enjeux éthiques peuvent être liés à la formation des architectes dans la mesure où tout en restant convaincus de la valeur esthétique de leur travail, les architectes ne sont pas préparés à la justifier en termes esthétiques. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : soit ils ne souhaitent pas argumenter leur légitimité, confortés par l’élitisme de leur culture ; soit il ne disposent pas de l’outillage théorique et conceptuel qui leur permettrait d’objectiver leur point de vue, et d’objectiver leurs choix face à leurs interlocuteurs ; soit ils redoutent d’être cantonnés à la figure archétypale de l’architecte-artiste, car ils estiment qu’elle menace leur légitimité dans d’autres domaines du projet, qu’ils jugent primordiaux, dans une logique qui hiérarchise aspect et usage.
C’est d’autant plus vrai que le logement est un type de programme très contraint, qui fait l’objet d’un maillage législatif et réglementaire très dense. Dans le logement collectif privé, ce maillage est doublé par l’injonction des entreprises de promotion à dessiner des intérieurs les plus neutres possibles pour favoriser l’appropriation et la singularisation des logements par les acquéreurs.

Quel élément du projet se retrouve au cœur de cette problématique ?

Dans ce contexte, l’aspect des façades apparaît comme l’un des reliquats de la latitude créative rêvée et peut-être disparue des architectes. Les matériaux de façades et leur mise en œuvre comptent parmi les supports privilégiés de l’ornementation.
Depuis deux décennies, l’injonction au développement dit durable accentue encore les contraintes portant sur les façades. Depuis 2009 et suite au Grenelle de l’Environnement, l’isolation extérieure est encouragée à l’échelle nationale, injonction redoublée par de nombreuses réglementations locales qui fixent des impératifs quantifiés de consommation d’énergie des bâtiments. Pour le logement, l’isolation par l’extérieur présente aussi l’avantage de conserver une meilleure surface de plancher que l’isolation intérieure. C’est une évolution qui a soulevé un enjeu pratique : comment les architectes conservent leur agentivité esthétique avec ces évolutions réglementaires pour la construction ?
La généralisation de l’isolation par l’extérieur me semble avoir entraîné la généralisation d’un type de parement spécifique : les tôles de métal, fixées aux parois pour pouvoir protéger les matériaux et isolants. Peintes, souvent perforées selon des motifs géométriques abstraits ce type de parement représente un support ornemental qui unifie et singularise l’enveloppe. Les motifs des tôles peuvent être dessinés par les fournisseurs mais ils le sont souvent par les architectes, qui mobilisent des techniques de dessin matriciel comme la répétition, la distorsion, la juxtaposition, etc. Si nécessaire, la présence des tôles peut être justifiée en termes fonctionnalistes auprès d’une maîtrise d’ouvrage un peu sourcilleuse ou réticente. Cependant les techniques d’extraction et de traitement de ce type de matériaux sont hautement polluantes et consommatrices en eau. A titre d’exemple, le protocole standard de galvanisation et de thermolaquage d’une plaque d’acier nécessite au moins deux cuissons, six bains de rinçage et un dégraissage à l’acide, sans parler évidemment de l’extraction du métal. Pour justifier son caractère durable, les entreprises de construction mettent en avant la pérennité du matériau et le peu d’entretien qu’il nécessite une fois mis en œuvre. Mais il demeure que le bénéfice de l’isolation par l’extérieur est entamé par le préjudice environnemental de la fabrication de ce type de parement. J’ai cité cet exemple parce qu’il me parait méconnu, et pourtant il met en lumière, comme d’autres exemples tels que les façades bois qui ont fait l’objet de critiques virulentes parfois, l’ambiguïté qui peut s’établir entre la législation environnementale et la pratique ornementale. Il est plausible que les parements métalliques soient prochainement éclipsés par des matériaux plus sobres, d’autant que la récente refonte du Code de la construction prévoit de fixer des résultats minimaux à atteindre dans la consommation d’eau, dans les émissions de gaz à effet de serre, la production de déchets des matériaux de construction. De nouvelles voies esthétiques vont sans doute s’ouvrir à l’architecture résidentielle, et il me semble qu’il y a là-encore des enjeux de la formation, pour accompagner le renouvellement de la culture matérielle qui sera nécessaire aux architectes du logement de demain. Le degré de finition nécessaire à la fabrication de façades lisses aux motifs uniformes implique la mobilisation de techniques de fabrication qui ont sans doute vocation à être délaissées par une architecture moins néfaste pour l’environnement. Comme en attestent, de manière empirique, les bâtiments pionniers de l’éco-construction.

Quelles sont les voies possibles pour (re)corréler esthétique et éthique de la construction ?

Il s’agit d’un double enjeu : favoriser l’agentivité de la profession, en décorrélant la pratique esthétique des évolutions de la réglementation, et accompagner l’émergence d’une esthétique éthiquement cohérente vis-à-vis de l’urgence climatique, c’est-à-dire s’emparer d’un sujet qui est foncièrement politique. Les liens entre esthétique et politique sont latents dans le débat public où la mobilisation d’une rhétorique esthétique est courante pour justifier ou discréditer les politiques urbaines et architecturales à l’échelle locale et nationale. Là-encore cette tendance est exacerbée dans le cadre du logement – le logement comme prisme permettant de se saisir de problématiques qui irriguent la production architecturale plus généralement. Au sujet du logement, les archétypes du pavillonnaire, de la tour et de la barre sont mobilisés dans le cadre de controverses qui ne sont pas seulement architecturales, mais aussi politiques. C’est ce dont témoignent les débats du conseil de Paris au cours du développement de la ZAC Clichy-Batignolles en 2002, 2009, 2011 et 2012. Les polarisations politiques recoupent et redoublent des positionnements esthétiques. Les groupes politiques des Verts et de l’UMP se rejoignent par exemple sur l’opposition aux "tours de 50m de logements sociaux" et mobilisent des arguments esthétiques, même si leurs prémices politiques sont complètement différentes. La maire de l’époque du 17e arrondissement, Brigitte Kuster (UMP), diffusait une pétition d’opposition à la construction de tours et de barres dans les Batignolles. En réaction, la majorité socialiste mobilise les noms et les réalisations d’architectes reconnus pour justifier l’esthétique des logements qui sont prévus. Dans ce contexte, la volumétrie de l’immeuble, livré par l’agence de Francis Soler, a été modifiée pour obtenir la délivrance du permis de construire car la municipalité refusait la construction d’une "barre" de logements. Ces controverses rappellent les liens ténus entre esthétique et politique, et le rôle ambivalent dévolu aux architectes. Ils sont volontiers désignés comme responsables d’échecs formels, en dépit de la multiplicité de structures et d’acteurs qui prennent part à la production architecturale, mais peuvent également être mis à contribution directement ou indirectement pour faire valoir une politique urbaine.

Comment ce lien entre esthétique et politique est-il identifié et visibilisé ?

L’exposition "La beauté d’une ville", organisée par le Pavillon de l’Arsenal depuis mai 2021, illustre l’implication d’architectes dans la formalisation d’un projet de renouvellement de l’esthétique urbaine parisienne, qui est voulue et promue par la municipalité, et ce depuis au moins le second mandat de Bertrand Delanoë. La formation esthétique des architectes apparaît déterminante pour leur fournir l’outillage nécessaire à la construction de leur discours, mais aussi le recul critique permettant d’identifier les implications politiques de ces discours. Il s’agit envisager la formation comme une séquence de leur trajectoire professionnelle, pas uniquement la formation initiale mais une acculturation à construire collectivement qui doit se poursuivre, qui prépare les architectes à endosser pleinement le statut d’experts esthétiques, qui a été le leur, et qui leur est toujours assigné. Identifier les liens entre esthétique et politique représente un enjeu d’autonomie de la profession lui permettant de lui faire entendre une voix qui lui soit propre.

Un mot de la fin ?

Pour conclure, il faut rappeler que certes, les dilemmes, les paradoxes et les difficultés de la production du logement ne sont pas uniquement liés à la formation, et encore moins à l’absence ou la présence de formation esthétique. Mais la conjonction de l’absence d’outillage théorique et conceptuel en esthétique, de la survivance d’un imaginaire fonctionnaliste très fort et d’une culture formelle élitiste et diffuse soulèvent des enjeux pratiques, éthiques et politiques dans la maîtrise d’œuvre. Comment étayer la légitimité des architectes à construire des logements pour toutes et tous, malgré l’hermétisme de leur culture esthétique ? Comment penser leur agentivité alors que l’urgence climatique implique un renouvellement de leur sensibilité esthétique et de leur culture matérielle ? Comment les préparer à endosser un rôle d’expert esthétique produisant une pensée critique et un discours autonomisé vis-à-vis de la sphère politique ?

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